Vers une agriculture moins dépendante des engrais azotés : enjeux, héritage et voies d’avenir

26 décembre 2025

- par
Espérance

Origines et mécanismes de la dépendance actuelle aux engrais azotés

Au cours du XXᵉ siècle, l’azote s’est imposé comme l’un des principaux moteurs de la croissance des rendements agricoles. Avant l’usage généralisé des engrais de synthèse, le rendement moyen du blé tendre en France atteignait environ 15 quintaux juste avant la Seconde Guerre mondiale (ReSoil, 2024). L’introduction des engrais azotés et les progrès variétaux ont ensuite permis de multiplier les rendements pour atteindre près de 70 quintaux par hectare de rendement moyen au début des années 2000 (ReSoil, 2024).

Rendement du blé tendre en France depuis 1815 (Source : ENS Lyon)

Cette augmentation spectaculaire repose sur la maîtrise d’un élément essentiel : l’azote, nécessaire à la croissance des plantes. Avec les variétés actuelles, environ 3 kg d’azote sont nécessaires pour produire 1 quintal de blé tendre (ReSoil, 2024). La fertilisation azotée a ainsi contribué à stabiliser la production, à accompagner la croissance démographique et à accroître fortement les rendements moyens, tout en sachant que des performances élevées peuvent également être atteintes, dans certains contextes, par des systèmes biologiques reposant sur une gestion alternative de la fertilité des sols.

Mais cette réussite s’accompagne de nouveaux défis. Produire suffisamment pour nourrir la population mondiale croissante, tout en réduisant l’empreinte environnementale est devenu un impératif. Les excédents azotés contribuent aux émissions de gaz à effet de serre, à la pollution de l’eau et à la perturbation des cycles biogéochimiques comme cela a pu être évoqué à l’occasion de la conférence « Dépendance des systèmes de production agricole aux engrais azotés de synthèse : comment la réduire ? », tenue le 19 Novembre 2025 à l’Académie d’Agriculture de France.

À ces défis environnementaux s’ajoute un enjeu stratégique majeur : la production nationale d’engrais azotés ne suffit pas à répondre à la demande. La France dépend donc fortement des importations pour approvisionner ses cultures, ainsi, 80 % des fertilisants azotés sont importés, dont 54 % en provenance de pays hors de l’Union européenne (La France Agricole, 2024). Cette dépendance expose les exploitations à la volatilité des marchés, aux tensions géopolitiques et à des coûts élevés, la production d’engrais azotés reposant majoritairement sur le gaz naturel, comme source d’énergie et de matière première, rendant le marché des fertilisants étroitement lié aux fluctuations des marchés énergétiques mondiaux (Ministère de l’Agriculture, 2010).

Dans ce contexte, l’enjeu n’est pas de remettre en cause le rôle décisif de l’azote dans l’augmentation des rendements, mais de réinventer des approches plus sobres, plus autonomes et plus résilientes, permettant de concilier performance agronomique, durabilité et souveraineté.

L’azote, moteur du XXᵉ siècle agricole : comment la fertilisation azotée a transformé les rendements

Cette intensification a cependant ses limites. L’efficacité agronomique des engrais — souvent mesurée par le rendement obtenu par kilo d’azote appliqué — tend à diminuer à mesure que les besoins de la plante sont satisfaits : chaque kilo supplémentaire d’azote apporte progressivement moins de rendement (ScienceDirect, 2025). Les performances sont également très variables selon le climat, la nature du sol et les pratiques culturales. Par exemple, une année sèche ou un printemps pluvieux peut réduire fortement le rendement d’une parcelle malgré des apports d’azote identiques, illustrant la dépendance des cultures aux conditions météorologiques.

Graphique illustrant l’effet de la fertilisation azotée sur le rendement (©Resoil, 2025)

L’usage intensif de l’azote a aussi des conséquences environnementales concrètes. Les apports excessifs contribuent à l’accumulation de nitrates dans les sols et les nappes phréatiques, souvent au‑delà du seuil réglementaire de 50 mg/L. On retrouve par exemple des teneurs supérieures dans certaines nappes bretonnes, en partie à cause de l’azote issu de l’élevage porcin (Finistère Gouv, 2023). Ces excédents, conjugués à une forte teneur en phosphore, peuvent entraîner des phénomènes d’eutrophisation dans les cours d’eau et affecter la qualité de l’eau potable.

Par ailleurs, l’azote contribue aux émissions de N₂O, un puissant gaz à effet de serre, au potentiel de réchauffement global ~273 fois supérieur au CO₂ sur 100 ans (Kuusemets et al., 2025). La fertilisation, notamment azotée, peut affecter la santé des sols en modifiant leur structure, leur activité biologique et leur équilibre nutritif, augmentant les risques de pollution et la vulnérabilité des terres à long terme (IATP, 2022). Elle exerce également une pression sur la biodiversité (Eionet Portal, 2014).

Vers une moindre dépendance : leviers agronomiques et innovations pour repenser la fertilisation

Réduire la dépendance aux engrais azotés de synthèse implique d’exploiter le potentiel naturel des sols et de diversifier les systèmes agricoles. Plusieurs leviers agronomiques et innovations permettent aujourd’hui de repenser la fertilisation.

Valorisation de la fertilité naturelle des sols

Restaurer et accroître la capacité des sols à fournir de l’azote aux cultures est un enjeu majeur. L’augmentation de la matière organique, la gestion raisonnée des résidus de culture et l’intégration de cultures intermédiaires ou de couverts végétaux favorisent le cycle naturel azote-carbone et stimulent la biodiversité. Ces pratiques permettent de réduire la pression sur les engrais chimiques tout en améliorant la structure et la fertilité du sol.

Diversification des systèmes agricoles

Les rotations culturales et l’intégration de légumineuses jouent un rôle essentiel dans la limitation des besoins en fertilisation azotée. Les légumineuses fixent l’azote atmosphérique, réduisant ainsi les intrants nécessaires pour les cultures suivantes (La France Agricole, 2022). L’association agriculture-élevage permet également de recycler les nutriments et de diversifier les sources de fertilité, contribuant à la résilience des agrosystèmes et à gestion plus intégrée (Académie de l’Agriculture de France, 2025).

llustration du fonctionnement des légumineuses et de leur intérêt agronomique (Ethiquable, 2016)

Pratiques agroécologiques

Les pratiques agroécologiques reposent sur la diversification des cultures, la gestion des rotations, l’usage d’amendements organiques (fumiers, vinasse) et la circulation optimisée des nutriments. Elles permettent de restaurer la fertilité des sols tout en limitant progressivement le recours aux engrais chimiques (IATP, 2022). En combinant ces approches, il est possible de maintenir des rendements stables tout en réduisant l’empreinte environnementale et en renforçant la résilience des systèmes agricoles. Ces pratiques constituent ainsi une réponse concrète aux enjeux de durabilité et de souveraineté alimentaire.

Freins et réalités du terrain : pourquoi la transition reste difficile à généraliser

Même si la nécessité de réduire l’usage des engrais azotés est aujourd’hui largement reconnue, le passage à l’action reste compliqué sur le terrain. Pour les agriculteurs, cette transition ne se résume pas à remplacer un produit par un autre : elle touche à l’ensemble du système de production et comporte des risques bien réels.

Des contraintes économiques et structurelles fortes

Les engrais azotés jouent encore un rôle central pour sécuriser les rendements. En réduire l’usage implique souvent de changer ses pratiques (La France Agricole, 2024) : allonger les rotations, introduire des légumineuses, mieux gérer la fertilité des sols ou investir dans du matériel et du conseil. Ces changements ont un coût immédiat, alors que les bénéfices ne sont pas toujours visibles instantanément. Dans un contexte de marges parfois faibles et de fortes pressions économiques, la prise de risque reste difficile à assumer pour de nombreuses exploitations.

Le rendement, un point de vigilance majeur

La crainte d’une baisse de rendement est l’un des principaux freins, d’autant plus que la demande alimentaire reste élevée (IATP, 2022). Il est important de le souligner : les risques de pertes sont surtout présents lors des premières années de transition. Le temps que les sols trouvent un meilleur équilibre biologique et que les nouvelles pratiques soient bien maîtrisées, certains ajustements sont nécessaires. À plus long terme, beaucoup de systèmes deviennent plus stables et plus résilients, mais ce décalage dans le temps freine l’engagement initial.

Des habitudes difficiles à faire évoluer

Les pratiques agricoles, les cadres réglementaires et l’organisation des filières ont été construits autour des engrais azotés. À cela s’ajoute une forte dépendance aux marchés mondiaux et aux importations. Sortir de ce modèle demande donc plus qu’un changement technique : c’est toute une chaîne d’acteurs qui doit évoluer en même temps.

Des freins à ne pas reproduire

Plusieurs points de vigilance ressortent des travaux de l’Académie d’Agriculture (academie-agriculture.fr) :

- La lente diffusion des connaissances : certaines innovations agronomiques, telles que le cycle complet de transfert des innovations variétales agronomiques — de la recherche fondamentale à l’adoption par le terrain — peut prendre 25 à 30 ans, illustrant la lenteur de diffusion des connaissances agronomiques face aux enjeux actuels (Académie d'Agriculture de France, 2024).

En résumé, les solutions existent, mais leur adoption se heurte à des contraintes économiques, à la gestion du risque — surtout au début — et à un manque de coordination. Lever ces freins est une condition clé pour accélérer la transition vers une agriculture moins dépendante des engrais azotés.

Quelles perspectives d’avenir pour une agriculture durable et résiliente ?

Pour diminuer la dépendance aux engrais azotés, plusieurs pistes complémentaires sont aujourd’hui clairement identifiées. Elles reposent sur une transformation progressive des systèmes agricoles, à la fois à l’échelle des exploitations, des territoires et des filières.

Mieux articuler cultures et élevage à l’échelle des territoires

L’un des leviers majeurs réside dans une meilleure répartition de l’élevage sur le territoire national. La spécialisation croissante des régions agricoles a conduit à une déconnexion entre zones de grandes cultures, fortement dépendantes des engrais minéraux, et zones d’élevage, concentrant les effluents.

Carte illustrant la répartition du type d’exploitations agricoles majoritaire selon les zones géographiques en France (Data.gouv -Articque, 2025)

Selon l’Académie d’Agriculture, reconnecter agriculture et élevage permettrait de mieux valoriser les fertilisants organiques, de boucler les cycles de l’azote et de réduire significativement le recours aux engrais de synthèse. Cette approche s’appuie sur des systèmes intégrés et diversifiés, combinant rotations culturales, légumineuses, intégration agriculture-élevage et optimisation du fonctionnement des sols (Académie de l’Agriculture de France, 2025).

S’appuyer sur la recherche et l’innovation agronomique

La recherche scientifique joue un rôle clé dans cette transition. Elle permet de mieux comprendre la nutrition azotée des plantes, la microbiologie des sols et les symbioses plante-microorganismes, en particulier les mécanismes de fixation biologique de l’azote. Ces avancées contribuent à concevoir des systèmes moins dépendants des apports extérieurs, tout en maintenant des niveaux de production compatibles avec les enjeux alimentaires.

Un cadre public pour accompagner la transition

Les politiques publiques ont également un rôle structurant à jouer. En réduisant la dépendance aux importations d’engrais, en encourageant les pratiques durables et en accompagnant techniquement et économiquement les agriculteurs, elles peuvent sécuriser les phases de transition. La France Agricole et Agridemain soulignent notamment l’importance d’un accompagnement dans la durée, indispensable pour absorber les risques, en particulier lors des premières années de changement de système (La France Agricole, 2024 ; Agridemain, 2025).

Des leviers déjà activés dans les fermes accompagnées par ReSoil

Sur le terrain, ces principes se traduisent déjà concrètement dans les fermes accompagnées par ReSoil, à travers plusieurs leviers complémentaires :

- Optimisation de la fertilisation,

- Allongement et diversification des rotations,

- Mise en place de couverts végétaux plus performants,

Ces pratiques contribuent à réduire l’usage des intrants, à restaurer la fertilité des sols et à renforcer la résilience des systèmes agricoles. Elles s’inscrivent pleinement dans une trajectoire de durabilité globale et d’adaptation au changement climatique.

Conclusion — vers un nouveau modèle agricole ?

La dépendance aux engrais azotés illustre les contradictions de l’agriculture moderne : productivité versus durabilité. La transition vers des systèmes moins dépendants des intrants de synthèse, et notamment de fertilisation azotée, exige un changement de paradigme, rééquilibrant production, environnement et autonomie. L’agriculture de demain ne doit pas être perçue comme un modèle figé, mais comme un système vivant, capable d’évoluer et de s’adapter aux contraintes climatiques, économiques et sociales, tout en favorisant à la fois la sécurité alimentaire et la durabilité environnementale.

Les leviers identifiés — fertilité naturelle des sols, diversification des cultures, pratiques agroécologiques, innovation scientifique et soutien politique — constituent autant de pistes pour construire un avenir agricole plus résilient et souverain. Cependant, cette transition s’inscrit dans un contexte d’incertitude, notamment face à la tension persistante sur les prix des engrais azotés, qui souligne combien l’évolution des marchés mondiaux reste un facteur déterminant pour les stratégies agricoles nationales et les capacités d’adaptation des exploitations (La France Agricole, 2025).

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