1er août 2025
Pourquoi, en tant que citoyen, entreprise ou collectivité, doit-on s'intéresser à l’agriculture régénératrice, alors même qu'on ne cultive rien, qu'on vit en ville, ou que notre activité semble éloignée des champs ? Parce que l’agriculture ne concerne pas seulement les agriculteurs : elle nourrit, structure nos territoires, influence notre économie et pèse sur notre environnement. Elle est à la fois source de ressources, de stabilité, et de risques quand elle vacille.
Mais pour qu’elle aboutisse, la transition agricole nécessite une compréhension mutuelle. Trop souvent, le monde agricole est perçu à distance, voire caricaturé, tandis que les citoyens ou les entreprises sont eux-mêmes mal compris dans leurs attentes. Cette méconnaissance réciproque nourrit les tensions et fige les positions. Dans ce sens, il est aujourd’hui essentiel de retisser du lien, de rétablir du dialogue. Comprendre les racines de cet éloignement, mais également ce qui unit ces mondes est un premier pas vers une transformation partagée.
L’agriculture structure nos paysages, façonne notre alimentation, et constitue un pilier historique de l’économie française. Pourtant, dans l’imaginaire collectif, elle semble de plus en plus éloignée du quotidien des citoyens. Ce décalage est le fruit d’un processus long, nourri par des mutations démographiques, économiques, culturelles et politiques.
L’histoire de l’humanité est profondément rurale. Des tribues amérindiennes aux peuples vivants sous l’Empire romain ou grec à ceux gouvernés par la dynastie Jin ou les rois de France, la grande majorité des populations a toujours majoritairement subsisté du travail (ou de la récolte) de la terre.
Peu à peu, le progrès technique et les innovations agronomiques sont venus modifier cette dynamique. Le labour, d’abord manuel, puis à traction animale constitue la première révolution structurante : en améliorant et stabilisant les rendements des cultures, il permet aux premières sociétés de se sédentariser. Les techniques agronomiques continuent à s'améliorer tout au long de l'histoire permettant progressivement à une certaine part de la population de quitter le travail agricole. À partir du XVIIIe siècle, l’humanité connaît une rupture majeure : l’invention de la machine à vapeur, puis celle du moteur à combustion, décuple la force de travail disponible et pose les premiers jalons de notre agriculture moderne. Au début du XXe siècle, les chimistes Fritz Haber et Carl Bosch découvrent un procédé de synthèse de l’azote permettant d’augmenter drastiquement la croissance végétale, marquant l’entrée de la chimie dans l’agriculture. Ces deux inventions vont venir radicalement transformer nos modes de production européens. Portée par une volonté politique de sortir des pénuries alimentaires et de libérer de la main-d’œuvre en faveur de l’industrie, cette transformation s’accélère dans l’après-guerre, dans le contexte de la reconstruction de l’Europe et du Plan Marshall. L’agriculture s’industrialise, se mécanise et intègre la chimie : c’est la révolution verte.
Des surfaces plus grandes peuvent être travaillées avec moins de main-d’œuvre, et les rendements agricoles se démultiplient. La productivité par unité de travail grimpe de façon spectaculaire : une même quantité de nourriture peut être produite avec de moins en moins de personnes. Les bras devenus superflus dans les campagnes migrent progressivement vers les villes, centres névralgiques de l’industrie. Comme le résume Philippe Ariès dans Histoire des populations françaises (1971) : « Ainsi, peu à peu, un rural devient d’abord un rural intermittent, puis un fonctionnaire itinérant, un provincial de petites bourgades, à peine plus importantes que des villages, des gares d’intérêt local, et enfin, au bout de deux ou trois générations, un citadin définitif. ». C’est l’exode rural.
En France, la population était encore à 75 % rurale au milieu du XIXe siècle. Elle n'en sera plus qu'à 50% en 1930 ; aujourd’hui, plus de 80 % des Français vivent en zone urbaine (Observatoire des territoires, 2022).
Ce processus laisse place à une société majoritairement citadine, souvent éloignée, physiquement comme culturellement, des réalités agricoles. Pour beaucoup, l’agriculture n’est plus qu’un décor bucolique ou un souvenir diffus, difficile à relier aux enjeux économiques, écologiques ou sociaux actuels.
La séparation physique du monde agricole s’est accompagnée d’un éloignement progressif du rapport à l’alimentation. Au début du XXe siècle, la majorité des Français consommaient des produits issus de leur propre production ou de leur environnement proche. Cette proximité, aujourd’hui, s'est largement distendue.
Une première distorsion s’est installée dans l’espace : un aliment parcourt désormais en moyenne 3 000 kilomètres avant d’atteindre notre assiette (Caisse des dépôts, 2020). Cette distance géographique s’est accompagnée d’une transformation radicale de la forme des aliments. Là où les repas étaient préparés à partir de produits bruts, cuisinés à la maison, la tendance actuelle va vers une consommation croissante de plats préparés, transformés ou industrialisés. Près de 30 % des apports énergétiques des Français proviennent aujourd’hui de produits ultra-transformés (Inrae, 2022).
Ces aliments, souvent présentés sous forme de barquettes ou d’emballages standardisés, sont devenus anonymes et le lien avec le producteur, le terroir, ou même la saison, est rompu. La mondialisation a accentué cette dynamique. L’abondance alimentaire permanente, permise par des chaînes logistiques mondialisées, a masqué les réalités agricoles : toute notion de rareté, de saisonnalité ou de dépendance à la production locale semble avoir disparu.
Ce changement profond s’est produit en parallèle d’une baisse spectaculaire du coût relatif de l’alimentation. En 1960, les ménages consacraient environ 35 % de leur budget à se nourrir. En 2023, cette part est tombée à 13,5 % (Insee, 2024). Cette évolution a contribué à banaliser l’acte de manger, désormais perçu comme un besoin fonctionnel parmi d’autres.
En 2024, le Premier ministre Gabriel Attal déclarait : « L’exception agricole française, c’est hisser au plus haut cet objectif de souveraineté, et c’est assumer d’aider notre agriculture. Parce que notre exception agricole française, ce n’est pas une question de budget mais de fierté et d’identité. Et cette exception agricole française, elle repose sur deux principes : assumer de produire, et protéger. » (Gouvernement français, 2024)
De fait, l’agriculture a toujours occupé une place particulière dans le paysage politique français et européen. Le rôle central que joue l’agriculture dans la capacité d’un pays à se nourrir et à être souverain de son alimentation en a fait un secteur d’exception, échappant en partie aux logiques politiques habituelles.
L’exemple le plus emblématique de cet aparté est la Politique Agricole Commune (PAC). En 1980, la PAC représentait à elle seule 73,2 % du budget de l’Union européenne et bien que cette part ait progressivement diminué, elle mobilise encore aujourd’hui près d’un tiers du budget communautaire (Commission Européenne, 2024). Ce soutien massif reflète la volonté politique d’assurer la stabilité de la production agricole et de maintenir une alimentation abordable. Mais cette politique traduit une réalité économique structurelle : une grande partie des exploitations ne serait pas viable sans les subventions. Dans de nombreuses filières, les prix de vente ne couvrent pas les coûts de production. En 2022, selon les chiffres du ministère de l’Agriculture, les aides PAC représentaient environ 17 % du chiffre d’affaires moyen et près de 74% du résultat courant avant impôts (RCAI) des exploitations françaises, un poids considérable dans leur équilibre économique (Inrae, 2021). Cette « exception agricole » se manifeste également dans d’autres domaines. Les agriculteurs bénéficient d’un régime de protection sociale distinct : la Mutualité Sociale Agricole (MSA), avec des règles spécifiques pour les retraites, les cotisations ou les prestations. Dans ce sens, la vie politique urbaine s’organise souvent sans intégrer pleinement les enjeux du monde agricole, en raison de sa faible représentation.
Autrement dit, l’agriculture évolue dans un cadre institutionnel qui la place à la fois sous protection et à distance. Ce traitement différencié, historiquement justifié par des objectifs de souveraineté et de sécurité alimentaire, contribue aussi, aujourd’hui, à l’isolement politique de ce secteur. Il renforce la perception d’un monde agricole qui vit selon d’autres normes.
Bien qu’elle soit de moins en moins visible aux yeux de nombreux citoyens, l’agriculture joue un rôle central dans nos sociétés. Elle est à la fois moteur économique, socle environnemental et pilier de notre organisation sociale. Loin d’être isolée, elle est profondément imbriquée dans l’ensemble du tissu productif.
En dépit de son recul relatif, l’agriculture demeure un secteur économique de poids. Fin 2022, elle représentait 619 000 emplois en France, soit 2 % de l’emploi total, répartis entre 273 000 salariés et 346 000 non-salariés. Si l’on y ajoute les activités de transformation, le tableau prend une autre dimension : les industries agroalimentaires emploient 1,4 million d’équivalents temps plein (ETP) en France, représentant près de 5 % de l’emploi national. À l’échelle européenne, ce secteur compte aussi parmi les poids lourds industriels : en 2016, les industries agroalimentaires représentaient 15 % du secteur manufacturier en termes d’emplois, d’entreprises et de chiffre d’affaires (Insee, 2024). Ces emplois sont d'ailleurs souvent concentrés dans des zones rurales, où l’activité économique est plus fragile.
Mais au-delà de cette chaîne de transformation alimentaire bien identifiée, l’agriculture alimente de nombreux secteurs avec lesquels le lien semble, au premier abord, peu évident. C’est le cas du textile, qui continue de s’appuyer sur des fibres naturelles comme le lin ou le coton. Le secteur cosmétique utilise des extraits végétaux pour formuler ses parfums, ses crèmes ou ses savons. Dans l’industrie pharmaceutique, de nombreux principes actifs restent issus de plantes. <Les bioplastiques, les peintures ou les solvants biosourcés, produits à partir de matières végétales, offrent de leur côté des alternatives aux dérivés pétroliers. Enfin, le bâtiment et les travaux publics n’échappent pas non plus à cette tendance : chanvre, bois, paille ou ouate de cellulose remplacent progressivement des matériaux de synthèse plus controversés, comme l’amiante.
L'agriculture porte également une forte influence sur le secteur énergétique. Grâce à la photosynthèse, les plantes convertissent l’énergie solaire en biomasse. Ce potentiel énergétique peut être exploité à travers différentes technologies : méthanisation, bioéthanol, biodiesel. Ces solutions, encore marginales dans le mix énergétique national, jouent un rôle croissant dans les stratégies de transition énergétique, en particulier à l’échelle locale.
Enfin, l’agriculture ne fait pas que fournir des ressources : elle constitue aussi un débouché commercial de taille pour d’autres secteurs. La fabrication et la commercialisation de semences, d’engrais, de produits phytosanitaires, d’équipements agricoles, mais aussi de solutions numériques (capteurs, cartographie, météo, outils d’aide à la décision) mobilisent tout un pan de l’industrie et des services.
En somme, le secetur agricole est bien plus qu’un simple fournisseur alimentaire. Il structure une multitude de chaînes de valeur, irrigue des pans entiers de l’économie, et soutient des filières aussi diverses que l’énergie, la santé, la construction ou la mode. C’est un socle discret mais indispensable à l’ensemble du système productif contemporain.
Si l’on en croit la Banque mondiale, plus de la moitié du PIB mondial dépend directement de la nature (Banque Mondiale, 2022). Derrière cette affirmation se cache une réalité structurante pour les entreprises comme pour les États : même les secteurs qui n’utilisent pas de matières premières végétales ou forestières restent tributaires des grands équilibres écologiques pour fonctionner. Les services écosystémiques (services de support / soutien, production, régulation et culturels) sont les fondations silencieuses de l’économie et de l’activité humaine.
Ces fonctions naturelles sont omniprésentes, bien que souvent invisibles. Les écosystèmes côtiers protègent les zones habitées et industrielles des inondations et de l’érosion. Les arbres en ville atténuent les effets des vagues de chaleur. Des sols stables garantissent la solidité des infrastructures (routes, bâtiments, rails), absorbent les précipitations et réduisent les risques d’inondation. Il est difficile de quantifier précisément la valeur de ce que nous apportent montagnes, forêts, rivières, prairies, insectes ou oiseaux, mais leur contribution à la stabilité économique est incontestable.
L’agriculture, de son côté, façonne largement ces équilibres. En France, elle occupe près de 49 % de la surface totale du territoire, et plus de 60 % dans certains départements (Insee, 2024). Cette emprise territoriale lui confère un poids majeur dans la gestion, l'exploitation et la limitation de ces services écosystémiques. À titre d'exemple, l’agriculture représente aujourd’hui 21 % des émissions nationales de gaz à effet de serre, ce qui en fait le deuxième poste d’émissions après les transports. Mais elle est aussi porteuse de solutions. Le programme « 4 pour 1000 » montre que l’agriculture peut devenir l’un des principaux puits de carbone mobilisables, à condition de l’orienter vers des pratiques régénératrices. Des sols couverts en permanence, peu travaillés, riches en matière organique, participent à la régulation du cycle de l’eau, à la limitation de l’érosion et au stockage du carbone. À l’inverse, un sol nu, labouré intensivement, devient source d’émissions, perd sa structure, et réduit sa capacité à fournir des services écologiques.
En raison de l’énorme surface qu’elle couvre et les modifications profondes du paysage qu’elle implique, l’agriculture influence directement les conditions de vie et d’activité de tous les autres secteurs. Une transition agricole vers des pratiques plus durables n’est donc pas seulement une affaire d’agriculteurs ou d’environnementalistes : c’est un enjeu systémique, qui concerne l’ensemble de la société et de l’économie.
La fonction première de l'agriculture est de produire des aliments... indispensables à la vie de chacun. Ce lien peut sembler évident, presque banal, et pourtant il est trop souvent relégué à l’arrière-plan des préoccupations économiques. La FAO le résume dans une formule souvent citée : « Vous avez besoin d’un médecin ou d’un avocat une fois par an – si vous n’avez vraiment pas de chance. Mais vous avez besoin d’un agriculteur trois fois par jour. ». (FAO - Inrae, 2020)
C’est ce qui fait de l’agriculture un secteur à part, historiquement traité comme un enjeu de souveraineté nationale. Lorsque l’alimentation fait défaut, ce n’est pas seulement le bien-être individuel qui vacille, c’est l’ensemble de l’équilibre social et politique. La Banque mondiale estime que 40 % des conflits dans le monde sont causés, aggravés ou financés par des enjeux liés aux ressources naturelles. L’un des exemples les plus emblématiques reste celui des printemps arabes, en 2010-2011. Dans de nombreux pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, la flambée des prix du blé a contribué à nourrir un profond mécontentement social qui a servi de catalyseur à des mouvements de révolte ayant abouti sur le renversement de plusieurs régimes pourtant en place depuis de nombreuses années.
Au-delà de la géopolitique, cette dépendance quotidienne à la production agricole nous concerne tous. Dans un contexte de changement climatique, de tension sur les ressources et de fragilité des chaînes logistiques mondialisées, la capacité à nourrir les populations devient un enjeu stratégique majeur. L’agriculture est donc bien plus qu’un secteur parmi d’autres. Elle est, de fait, la condition de possibilité de toute forme d’organisation humaine. Sa transition vers des modèles régénératifs est essentielle pour garantir la condition humaine sur le long terme.
Alors même que nos modes de vie nous éloignent toujours davantage de la terre, notre économie, notre santé et notre stabilité sociale demeurent profondément ancrées dans l’agriculture. C’est elle qui nous nourrit, qui structure nos territoires, qui conditionne une grande partie de notre environnement. Pourtant, face à l’urgence climatique, à la pression sur les ressources et aux attentes sociétales, le secteur agricole est sommé de se transformer. De par son ampleur, cette transition ne peut reposer uniquement sur les épaules des agriculteurs. Elle doit être soutenue, comprise et accompagnée par l’ensemble des acteurs économiques et citoyens.
Chez ReSoil, nous avons fait le choix d’agir dans ce sens. Notre objectif n’est pas seulement de proposer des solutions de contribution via l'achat de crédits carbone servants à financer la transition des agriculteurs, mais bien de favoriser une reconnexion entre les entreprises, les citoyens et les agriculteurs. Au de-là du simple achat de crédit carbone, les entreprises sont encouragées à se familiariser avec le projet et l’agriculteur, que ce soit à travers des visites de terrains, des échanges sur les pratiques mises en place, ou encore le suivi régulier des activités sur la ferme tout au long de la transition. Ce n'est qu'en recréant du lien que nous pourrons construire une transition juste, durable et partagée.