Le stockage de carbone dans les sols agricoles : par quels mécanismes ?

23 janvier 2024

par
Yohann

L’initiative 4 pour 1000 lancée par la France lors de la COP 21 part du constat que, à l’échelle mondiale, le stock de carbone représente 0,4% des émissions annuelles de Gaz à Effet de Serre (GES). Ce rapport théorique a conduit à suggérer qu’une hausse annuelle de 0,4% conduirait à compenser l’ensemble des émissions planétaires. En France, une augmentation de cette proportion permettrait théoriquement de compenser 12% des émissions de GES. Ce raisonnement est néanmoins trop simpliste pour être intégré tel quel. En effet, l’augmentation du stock de carbone des sols permise par des pratiques favorables n’est possible que sur une durée limitée. Le stockage plafonne à partir d’un certain seuil notamment en fonction de la teneur en argile. De plus, ces pratiques doivent être maintenues pour que le stockage maximal perdure dans le temps.

 

Matières organiques, carbone et humus :  sous quelle forme se matérialise le stockage de carbone dans les sols agricoles ?

Pour commencer, un peu d’histoire. L’origine du carbone des plantes a longtemps été débattue entre agronomes à la fin du XVIIIème siècle et au cours du XIXème siècle. D’un côté, la « théorie de l’humus » de Thaer précisait que la majorité de la matière sèche des plantes provenait des « sucs nutritifs du sol » contenus dans la fraction soluble appelée à cette époque "eau chaude de l’humus du sol". D’un autre côté, des auteurs de l’époque tel que de Saussure ou Senebier ont réfuté cette origine du carbone des plantes en prouvant son origine gazeuse et le rôle de la lumière. Autrement dit, ces chercheurs ont établi les principes de base de ce que l’on appelle aujourd’hui la photosynthèse.

La théorie de l’humus comme base de nutrition des plantes a été délaissée au profit de la théorie minérale des plantes. Plusieurs chercheurs de l’époque, dont Liebig ou encore Boussignault, ont démontré l’origine minérale de la nutrition des plantes (CO2 et H2O) mettant un terme à la théorie de l’humus au milieu du XIXème siècle. Dans ce contexte, l’étude des matières organiques des sols a été largement mise au second plan au profit de la recherche sur les composés minéraux et l’industrialisation de leur extraction. En parallèle, les recherches sur les matières organiques des sols se poursuivent en arrière-plan et ne sont plus uniquement centrées sur la seule nutrition végétale mais s’intéressent à l’ensemble des fonctions qu’elle exerce sur les propriétés physiques, chimiques et biologiques des sols.

Dans ce contexte, les rendements ont augmenté lentement entre le milieu du XIXe et le milieu du XXe avant la hausse spectaculaire des années 50 aux années 90 lié à l'utilisation des engrais de synthèse. Dans le même temps, les stocks de carbone dans les sols ont fortement décrus faute d’entretien de ce stock et de l’importance accordée à cet aspect de la fertilité. Cette baisse s'explique notamment par la conversion de pâturages en terres labourables (environ 1,3Mha de transfert entre 1988 et 2022). Ce phénomène est principalement survenu dans les zones céréalières françaises que nous connaissons actuellement.

Répartition du stockage de carbone dans les sols - Source : INRAE, Initiative 4p1000
Répartition du stockage de carbone dans les sols - Source : INRAE, Initiative 4p1000

Depuis la fin du XXe siècle et le début du XXIe, l’importance de « l’humus » ou plus largement des matières organiques revient au centre de débat. L’importance agronomique de sa teneur dans le sol est désormais reconnue par tous les acteurs du milieu agricole mais les leviers à mettre en place restent coûteux et le retour sur investissement s’inscrit sur un temps long (plusieurs années à plusieurs dizaines d’années). (Source : INRAE, La théorie de l'humus)

Les Matières Organiques dans le sol : un équilibre entre les entrées et les sorties de carbone

Que signifie l’adjectif "organique" ? Cela veut dire qui provient directement ou indirectement d’organismes vivants et contenant toujours du carbone. Autrement dit, les matières organiques ont pour origine primaire la photosynthèse qui permet de fixer le dioxyde de carbone de l’air (CO2) sous forme solide. Une fois ces molécules de carbone fixées par la plante, elle les associe ensemble pour former une plus grande molécule carbonée. Ce phénomène est appelé « organisation ». Il s’agit ainsi du début du cycle du carbone et plus globalement de la vie. Par la suite, chaque molécule de carbone peut être plus ou moins longue pour former des chaines de carbone. On parle alors de niveaux d’organisation selon la complexité des molécules de carbone. Par la suite, les chaines de carbone sont consommées par les animaux et microorganismes pour subir toute une série de transformations d’organisation et de décomposition au cours desquelles une partie du carbone peut être relarguée dans l’atmosphère sous forme de dioxyde de carbone.

Selon le degré d’évolution dans le sol, il existe plusieurs formes de matières organiques :

  1. les organismes vivants : bactéries, champignons, animaux et végétaux (racines dans le sol) ;
  2. les organismes morts en décomposition ;
  3. les matières organiques stables aussi appelées humus issues de la décomposition des organismes morts ;

Schéma simplifié de l'évolution du carbone et des matières organiques dans le sol
Schéma simplifié de l'évolution du carbone et des matières organiques dans le sol

Les organismes morts sont décomposés dans le sol par les microorganismes. A la suite de la décomposition dans le sol, une majeure partie du carbone retourne dans l’atmosphère sous forme de CO2 lorsque la transformation se produit en présence d’oxygène. Une partie minoritaire du carbone décomposé reste dans le sol sous la dénomination historique appelée « humus ».

Ces matières organiques sont dites stables car elles peuvent subsister dans le sol plusieurs dizaines à centaines d’années. Ces matières organiques stables s’associent chimiquement avec les particules minérales les plus fines appelées argiles qui les rendent inaccessibles par les microorganismes décomposeurs. Elles se retrouvent de fait « stockées » dans le sol jusqu’à ce que les micro-organismes parviennent à les atteindre pour les décomposer. Les micro-organismes ont le double rôle de modifier les chaines carbonées pour les transformer sous forme stockable avec les argiles, mais aussi de les décomposer. Nous avons a encore tant de choses à découvrir sur ces petits êtres invisibles !

Le carbone stable, représentant 70 à 90% des matières organiques du sol, correspond à des chaines de carbone contenant d’autres molécules telles que l’azote, le phosphore ou encore le soufre. Autrement dit, le carbone ne peut être stocké dans le sol sous forme de matières organiques stables qu’en présence d’autres molécules minérales avec lesquelles il s’associe et bien évidemment de particules d'argile.

Historiquement, les substances humiques (humus) sont considérées comme étant les matières organiques stables des sols agricoles, forestiers et naturels. Il s’agit de stocks dynamiques avec des entrées et des sorties et non de composés carbonés inertes (charbon, pétrole …). Ces substances humiques (acides fulviques, humines …) sont historiquement considérées comme étant les matières constitutives de l’humus et de fait du complexe formé avec les argiles appelé complexe argilo-humique. Selon les recherches de ces dernières années, les substances humiques ne correspondraient pas aux molécules présentes dans le sol contrairement à ce qui était évoqué au XXe siècle mais à des réarrangements physico-chimiques des molécules lors de leur extraction au laboratoire. De plus, les recherches du XXIème siècle ont aussi mis en avant que la matière organique stable ne provenait pas principalement de la lignine (substance difficilement dégradable) mais à une réorganisation de l’ensemble des éléments carbonés par les organismes du sol sous forme de polysaccharides autrement dit des sucres !

De quoi parle-t-on lorsque l’on évoque le stockage de carbone dans les sols ?

Le stockage de carbone correspond à l’augmentation du stock de carbone dans le temps. Cette hausse du « bilan carbone » du sol peut s’opérer soit par réduction de la minéralisation (sorties) soit par une augmentation des apports organiques sous toutes ses formes (entrées). Selon l’INRAE en 2013, les pratiques les plus significatives pour faire augmenter le stock de carbone dans les sols consistent à augmenter les apports.

Graphique des principaux leviers permettant d'augmenter le stockage de carbone dans les sols - Source : INRAE initiative 4p1000
Graphique des principaux leviers permettant d'augmenter le stockage de carbone dans les sols - Source : INRAE initiative 4p1000

Les résultats ci-dessus présentent les hausses potentielles de stockage de carbone selon les pratiques mises en place selon l’analyse de plusieurs études scientifiques de l’INRAE. Nous pouvons ajouter à ces pratiques la hausse d’apport de PRO (Produits Résiduaires organiques) qui rassemblent les effluents d’élevage (lisiers, fumiers), les boues de station d’épuration (traitées ou non), les composts et les digestats de méthaniseurs et ou encore les apports de bois (dont le fameux Bois Raméal Fragmenté) dont la pratique est beaucoup moins répandue du fait de la forte quantité d’azote nécessaire pour les décomposer et en stocker une partie dans le sol.

Le coût du stockage du carbone varie selon les pratiques à mettre en place. Dans les différents leviers mentionnés ci-dessus, les cultures intermédiaires font partie des leviers dont le coût de mise en place est le moins limitant (graphique en haut à droite) et aussi dont le potentiel de stockage total est le plus important (graphique en haut à gauche). L’agroforesterie pourrait être le 2nd levier le plus performant en terme de stockage de carbone. Néanmoins, le coût d’implantation et le manque à gagner est tel que la rémunération de la tonne de carbone stockée devrait être nettement supérieur à 250€/teqCO2. Sur le graphique en haut à droite présentant la capacité de stockage de carbone à un prix incitatif de 55€/teqCO2, l'agroforesterie n'est pas envisageable pour ces niveaux de rémunération.

Quid du travail du sol ? des sources contradictoires.

A la fin du XXème siècle et au début du XXIème, les recherches ont mis en avant les probables effets du déstockage de carbone par le travail du sol (INRAE, Chenu). Les travaux mettaient notamment en avant la dispersion des particules de sol, expliqué en particulier par les outils rotatifs (fraise, herse rotative). Cette modification physique entrainerait une déstructuration du sol par un destruction des micro agrégats, exposant ainsi les matières organiques à la minéralisation par les micro-organismes (décomposition des chaines de carbones en molécules de CO2). Cependant, ces conclusions ont été révisées après une analyse plus fine des études réalisées sur le sujet. « De nombreuses études affirment que la simplification du travail du sol voire la suppression du labour permet d’augmenter ce stockage. Cette recommandation, soutenue par le Groupement d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), est issue de nombreux résultats obtenus surtout en Amérique du Nord. Cependant des analyses récentes de la littérature scientifique ont souligné les faiblesses méthodologiques de nombreux travaux, remettant en cause l’importance du travail du sol sur le stockage possible de carbone. » En 2014, une étude menée par INRAE et Arvalis-Institut du Végétal a contredit les études liées au stockage de carbone via la réduction du travail du sol. Des chercheurs de l'INRAE ont analysé les résultats d’expérimentations conduites en France par Arvalis-Institut du Végétal depuis 20 à 41 ans à Boigneville (Ile-de-France), incluant le calcul des stocks sur une grande profondeur (0-60 cm) et le suivi dans le temps du stock de carbone. Ce travail a démontré que la réduction du travail du sol entraîne des phases de stockage ou de déstockage de carbone dépendantes des conditions climatiques. Les années sèches favoriseraient le stockage de carbone en travail superficiel alors que les années humides entraîneraient un déstockage de carbone par rapport au sol labouré.

Répartition de la teneur en matières organiques selon le type de travail du sol sur le site de Boigneville
Répartition de la teneur en matières organiques selon le type de travail du sol sur le site de Boigneville - Source : INRAE x Arvalis

La différence majeure entre les techniques de travail du sol concerne la répartition de la matière organique selon la profondeur. Le labour dilue la matière organique sur les horizons du sol tandis que le semis direct et le travail superficiel concentrent en surface les matières organiques. Plus précisément, après 47 années d’essai à Boigneville, le stock de carbone en 2017 était de 43 t en labour, 43,6 t en travail superficiel et 44,2 t en semis direct soit des différences jugées non significatives entre ces modalités de travail du sol.

Il ne faut néanmoins pas « jeter le bébé avec l’eau du bain », comme l’évoque Claire Chenu, directrice de recherche à l’INRAE et spécialiste de la dynamique du carbone dans les sols, lors de ses présentations,  

La réduction du travail du sol et plus particulièrement le semis direct apporte de nombreux avantages tels que la concentration de la matière organique en surface permettant de limiter l’érosion des sols, une meilleure infiltration de l’eau, l’augmentation de la rétention de l’eau dans les terres sableuses (bien moindre dans les terres limoneuse et non prouvé dans les terres argileuses), la limitation de la création de mottes de surface, la préservation de la biodiversité pédologique ou encore la réduction de la consommation de carburant.